top of page
Michel Poivert, 2017 
pour le livre Résonances publié aux Éditions Loco



Le désir d'horizon

Les œuvres de Frédérique Bretin sont calmes et complexes. L’image se donne dans l’apparence de son évidence pour vous confronter ensuite au doute sur la nature même de l’espace que vous contemplez. L’artiste a découvert de façon intuitive dans la ligne d’horizon - ce qui marque une limite et suggère un infini, ce qui est donc une pure contradiction entre la fonction et l’évocation - la puissance d’un oxymoron visuel dont elle fait l’instrument poétique de son univers. L’organisation des photographies repose sur un goût pour la ligne, non pas de celle qui délimite un motif, mais plutôt qui signale une démarcation : ce qui vient, dans le plan de façon frontale ou bien axiale, structurer l’espace. Il ne s’agit pas d’une ossature optique sur laquelle viendrait s’organiser une scène ou prendre place les indices d’un lieu, mais plutôt d’une conversion de ce qu’est la ligne d’horizon dans la représentation classique en un répertoire de motifs jouant la partition du monde : mur, haie, porte, végétation, pont... Peu importe le motif, c’est l’horizon qui partout est rejoué, le partage opéré de l’espace hisse la structure au rang de sujet même de l’image. Il y a, dans cette manière de faire, quelque chose de la grille de Pietr Mondrian, des carrés de Josef Albers ou bien encore du zip de Barnett Newman - quelque chose donc de tous ces artistes qui ont réinvesti la question de l’espace dévolu traditionnellement au genre du paysage pour en faire une écriture en soi.

 

Il y a deux façons d’envisager la logique d’un espace lorsque celui-ci se construit à partir d’un système perspectif tel que le propose l’appareil photographique. La première est de consacrer la profondeur au moyen de l’optique. La seconde est de laisser au plan le privilège de s’imposer, qu’il soit opaque ou transparent. Pour Frédérique Bretin ce sont ces deux propositions qu’il faut traduire en une dialectique, et à la manière d’un système oscillo-battant, de faire en sorte que la fenêtre – cette fenêtre ouverte sur le monde qui reste la métaphore commune de la représentation artistique -, que cette fenêtre donc s’ouvre en faisant basculer le plan vers le regardeur. Vous verrez alors se confondre surface et profondeur dans l’expérience du regard. En ne sachant plus où se situe la frontière optique, l’imaginaire adhère, pourrait-on dire, à la vision. C’est la marque des photographies de Frédérique Bretin : ce que l’on voit n’est autre chose que ce que l’on distingue. Votre œil, pour le dire autrement, distingue et regarde en même temps. Dans ces conditions, ce que l’on appelle l’inconscient optique (ce qui passe dans votre champ de vision et qui s’inscrit dans votre esprit sans que vous n’ayez décidé de le regarder), se situe sur le même plan que la conscience de la perception. On pourrait nommer cette combinaison le “désir d’horizon” : distinguer une limite qui exprime l’absence de limite.

Il n’y a pas de sujet proprement dit, si ce n’est cette quête d’espace qu’exprime tout un vocabulaire de l’apparition et de la dissolution. Soit sur un mode purement sensible, où l’horizon est traité comme un fond, soit sur un mode cursif, en proposant au regardeur de s’attacher à des motifs frontières qui satisfont à leur manière notre besoin de distinguer les choses des surfaces sur lesquelles elles se détachent. C’est ainsi un monde où les limites, les franges, le dedans et le dehors ne cessent de jouer. La titrologie de l’artiste ne parle que ce langage de “surfaces”, “lieux”, “hors-champs”, “suites” et autres “littoral” ou bien encore “in situ”, plus rarement “paysages” car le genre ne suffit qu’à peine à dire ce que concentre mieux le vocable : “dispositions”.

Toute une partie des photographies de Frédérique Bretin nous interroge ainsi sur notre désir d’horizon. Comment atteindre ce fond qui se dérobe à chaque avancée ? En prenant la position de l’attente, il y a le secret espoir dans chaque image que ce soit lui, le fond, qui nous rejoigne. C’est ainsi que la poésie de Frédérique Bretin renverse de façon sensible et empirique le système spatial que dicte la photographie : alors qu’on la conçoit comme une fenêtre ouverte et une trajectoire vers l’horizon, ses images sont au contraire l’expérience d’un retournement de cette perspective. Rien mieux que la vague qui fascine tant l’artiste ne traduit cette esthétique d’un espace qui vient à vous, comme le chemin même de la lumière qui vient traverser l’optique et se diffracter sur la surface sensible.

Tout aussi empirique que spéculative, la méthode de Frédérique Bretin s’applique aussi à la représentation des intérieurs. Comment y faire jouer l’oxymore de l’horizon qui caractérise ces vues d’extérieur ? L’iconographie de l’ “intérieur” ou de l’ “extérieur” n’est pas une question de genres mais de registre expressif. À quelle intensité d’espace est-on alors soumis ? Circule dans ces lieux seulement la lumière. Ce que portes et fenêtres laissent pénétrer. Les matières peuplent ainsi l’espace, textiles et plâtres, moquette et lino, rien n’est ruine tout à fait, seulement abandonné peut-être, livré à la contemplation. La construction d’espaces intérieurs évoque des images mentales. Il n’est pas indifférent que Frédérique Bretin ait consacré du temps à réfléchir aux espaces traumatiques, à la question de la mémoire, aux lieux de mémoire comme à la mémoire des lieux.

L’intérieur est donc l’espace mental où joue à plein la contradiction de la limite comme forme expressive de l’infini. Emblématique, cette photographie : le bouquet de tulipes à contre-jour. Une lumière opalescente vient de deux fenêtres qui s’ouvrent respectivement en bascule et en battant et résume la combinaison du plan et de l’échappée en profondeur. Les vitres sont striées de lignes horizontales qui multiplient l’horizon théorique et forment une partition musicale silencieuse. L’ornement floral d’un papier peint répète le motif végétal et encaisse l’espace au plafond bas. Nous sommes là, dans la niche d’une cellule monacale, dans l’ombre, habités du pur exercice de perception : face au réduit comme à la promesse du regard. L’oxymore de l’horizon est le besoin exprimé de transcendance traduit dans l’expérience visuelle.

L’artiste s’interrogeait récemment sur notre capacité à résister à la sidération, c’est-à-dire à la suspension de la pensée face à l’horreur. Mais que l’on peut aussi exprimer par : comment traduire aujourd’hui notre besoin de transcendance ? La proposition contenue dans l’œuvre de Frédérique Bretin est celle de la submersion optique. Consacrer le voir jusqu’à ce qu’il vous englobe complètement – penser l’espace comme déversement. Le vide qui peuple les photographies est ainsi la matérialisation d’un espace disponible à la pensée.

© 2017, pour le livre Résonances publié aux Éditions Loco

Michel Poivert professeur et directeur de recherche

Histoire de l' art contemporain / photographie

Université Paris I Panthéon-Sorbonne

À propos de  “ Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit”

Autre mémoire de l’eau : plan fixe qui n’est pas un paysage. Les images des marais photographiés par Frédérique Bretin se chargent du poids de l’histoire, leur silence est éloquent, comme leur froideur sèche. Ils sont avant tout des miroirs. La photographe est à la recherche d’une puissance d’évocation des lieux et s’affronte à la beauté qui naît de l’horreur.

Elle doit fabriquer la distance qui refroidit mais ne renie pas : observez à quel point ces lieux se donnent comme impénétrable. Ils ne sont qu’un reflet, la dure surface d’une glace. C’est la beauté des linceuls raides qui recouvrent la mémoire.

Michel Poivert, 2018

Fabien Ribéry,
Still Life, ou le repos de la nature

Des routes de campagnes menant à des maisons presque nues, papiers peints défraîchis, gravats encombrant le passage, une moquette bleue, un lit de fer.

La vie est là, intense, ordonnée jusque dans son désordre, mais les humains ont fui, ou se cachent.

Une lumière dans un pavillon de nuit. Le cadre photographique bruit de présences invisibles, très silencieuses pourtant. 

Des vagues de rochers, des monticules de tourbe, un faon mort, des lacs souverains où l’identité du Wanderer est le reflet d’un reflet.

Aucun remous, mais la perfection du visible donnée du premier coup, jusque dans le flou qui çà et là déroute les certitudes, oblige à faire le point, intérieurement.

Frédérique Bretin, photographe, c’est-à-dire poète, observe ce qui d’abord la contemple, ciels et arbres et mers et habitations. Des déserts.

Le regardeur est regardé. Tout bouge sauf lui, qui est une suspension de temps, des milliers de fois par minute.

Croyant marcher, voyager, se mouvoir, il est cet amer tenant le paysage en entier. La couverture est doublée d’un papier calque rouge, craquant sous les doigts. C’est une veilleuse, une lumière de peep-show, une servante de théâtre.

Un titre apparaît, Résonances, baudelairien (Correspondance), rimbaldien (Lettre du voyant, Voyelles).

« Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté,

/ Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

Frédérique Bretin – Charlotte Delbo : « Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit. »

Tourner les pages, retourner la terre, découvrir une mer de cendres. 

Le mal est là, sous les pieds, sous les yeux, sous l’eau d’un marais  empoisonné, et pourtant merveilleux. Les absents crient en images muettes.

Ere du soupçon, ère d’impossibles retrouvailles, ère de réconciliations. La nature ne connaît pas le mot deuil.

Frédérique Bretin photographie l’expansion calme des choses infinies par delà la menace, et les douleurs de la disparition.

© 2017,  à propos de " Résonances " publié aux Éditions Loco

Fabien Ribery, auteur, enseignant,

agrégé de lettres modernes, journaliste free lance.

Véronique Glover 

Frédérique Bretin s'inscrit dans une démarche minimaliste. Au travers d'une recherche menée sur la perception des objets, des formes et sur leur rapport à l'espace, elle questionne la photographie en expérimentant notamment dans les séries « Surface 1, 2 et 3 », les limites de la visibilité au-delà desquelles une photographie ne pourrait plus être nommée photographie.

Qu'elle opère par des flous de bouger dus à son déplacement ou par occultation naturelle d'une partie de ce qu'elle photographie, Frédérique révèle l'espace environnant par une représentation minimale.En marge de tout discours sur le paysage, certaines de ses images présentent des espaces ou objets décontextualisés (Mutation - Littoral). Les paysages photographiques qu'elle nous donne à voir - parfois limités à une surface horizontale en bas d'image - loin d'être circonscrits à un lieu identifiable, à une représentation de la réalité, se présentent comme des objets photographiques.

Les titres de ses séries : Surface, Hors-champ, Des lieux, Mutation, Dispositions, participent eux-mêmes de cette décontextualisation en occultant tout aspect référentiel à la réalité photographiée.Quels que soient les formats de ses images dont la figure humaine est toujours absente, Frédérique privilégie un point de vue frontal qui donnerait à penser que sa photographie s'apparente au style documentaire.

Dans la série « Des lieux », dont le titre même banalise l'objet ou sujet photographié, elle revisite les « hauts lieux de la résistance », préférant à un usage mnémonique de ses images, une utilisation anti mémorielle de la photographie, laissant ici au texte, la fonction référentielle à l'événement, à l'Histoire. Jouant des notions de vide et de plein, elle explore par et dans l'image, les espaces et leur agencement, expression de l'activité de l'homme ou organisation naturelle des formes. Aux objets organisés dans l'espace - en milieu rural et en bordure de littoral, Frédérique ajoute dans ses photographies un supplément d'organisation proprement photographique, comme pour souligner encore davantage les éléments du décor des activités humaines.

Frédérique Bretin situates her approach as minimalist. Basing her work on a research about the perception of objects, shapes and their relations with space, she questions photography by experimenting the limits beyond which a photography can no longer be named photography, especially in her series “Surface 1, 2 et 3”. By creating blurred images while moving or by naturally hiding a part of what she is shooting, Frédérique gives just a minimal representation of the surrounding space she unveils for us. 

Beyond the usual discourse about landscape, some of her pictures present spaces or objects out of their context (Mutation, Littoral). The photographic landscapes which she offers to our vision – sometimes just a horizontal zone at the bottom of the image – are not limited to a recognizable location or a representation of the reality; they appear as photographic objects.

The titles of her series cast themselves a role in this un-contextualization by blacking out any referential clue to the real world captured by photographs: Surface, Hors-champ, Des lieux, Mutation, Dispositions.   

Whatever the format of her pictures in which no human presence ever appears, Frédérique favours a frontal point of view leading us to consider that her photographic practice is close to the documentary style.

In the series “Des lieux” (in which the title by itself renders the object or the subject which is photographed commonplace), she has chosen to un-contextualize the most famous places of the Resistance in/by her photographs. And she preferred an off memory use of her pictures rather than a mnemonic one, attributing to the text the referential function towards events and History. She plays with the Full / Empty notions and she explores by and with her pictures, the spaces and their order as expression of human activity as well as natural organization of forms. In her photographs, Frédérique adds to the spatial organization of objects a “bonus” of non referential purely photographic organization, as if she wanted to emphasize the elements of the setting of human activities. 

© 2013

Véronique Glover

diplomée de l'université Paris 8, 

UFR arts, philosophie, esthétique.

bottom of page